Fin décembre 2016, coup de théâtre! La presse révèle que 24 membres du PS, MR et CDH, la plupart originaires de la province de Liège, siégeant dans les «comités de secteur» de Publifin – la plus grosse intercommunale de Wallonie – touchaient, depuis juin 2013, entre 1.340 et 2.871 euros bruts par mois, pour des réunions peu fréquentes et seulement consultatives! Cette situation est apparue d’autant plus choquante que plusieurs mandataires n’assistaient que très rarement aux réunions. Vu l’ampleur du scandale, on n’a pas tardé à supprimer ces «comités de secteur», dont l’utilité fut alors perçue comme particulièrement douteuse, si ce n’est pour entretenir, entre mandataires, la discrétion, le silence sur un système édifié, année après année, étape par étape, avec la complicité des instances politiques, socialistes d’abord, mais aussi social-chrétiennes et libérales. Derrière les «lampistes», c’est bien tout un système élitiste, gangrené par le pouvoir et l’argent, qui allait être poussé sur la place publique.
L’intercommunale Publifin (ex-Tecteo) est née du regroupement de plusieurs entités liégeoises actives dans la distribution de l’énergie (électricité, gaz). Elle est aujourd’hui une structure hybride, à mi-chemin entre le public et le privé. C’est un véritable holding, structure faîtière d’une série de filiales (une septantaine de sociétés), déléguant ses activités opérationnelles à sa filiale Nethys, société anonyme de droit privé. Les actionnaires de Publifin-Nethys sont 76 communes, la Province de Liège et la Région wallonne (1). L’intercommunale Publifin a donc organisé de fait la privatisation d’un bien public, avec la bénédiction du parlement wallon. Celui-ci avait, lors de la législature précédente (PS-CDH-Ecolo), voté deux décrets permettant que les distributeurs de gaz et électricité soient des sociétés de droit privé.
Sous l’impulsion de son patron, son administrateur-délégué Stéphane Moreau (PS, bourgmestre démissionnaire de la commune d’Ans), Nethys, privatisée en 2012-2013, est devenue un puissant groupe économique, avec des soutiens politiques, les fédérations provinciales socialiste, libérale et humaniste. L’ensemble du groupe Publifin/Nethys a réalisé, en 2016, un chiffre d’affaire estimé à plus d’un milliard d’euros pour un bénéfice net de 70 millions d’euros. Il occupe un total de 3.000 emplois directs et un millier d’indirects (2).
Comme le résume le quotidien financier l’Echo: «Bienvenue dans ce que certains appellent le «système Moreau», fait de cache-cache juridique, de mélange des genres entre politique et économie, d’opacité et de filiales à tiroirs, d’un brin d’intimidation et d’une politique de rémunération généreuse, n’incitant pas ceux qui en bénéficient à se poser trop de questions» (3).
Ainsi, en 2014 et 2015, Newin, une des filiales de Nethys/Publifin dans l’intégration des services informatiques, aurait versé au total 4,4 millions d’euros de tantièmes à ses douze administrateurs, parmi lesquels huit politiques (six mandats PS, un MR et un CDH). Si la somme a été partagée équitablement entre les douze, chacun aurait reçu 190.000 euros au titre de 2014 et 170.000 euros l’année suivante. Pour les deux années en question, Nethys (Publifin), l’actionnaire unique de Newin se serait donc volontairement privé de 90% des bénéfices de sa filiale (4). C’est autant que l’intercommunale Publifin (avec ses 76 communes) n’a pas reçu pour assurer ce que devrait être sa mission de service public d’intérêt communal.
Le député européen Louis Michel (MR) y a été de son petit refrain perfide: «Publifin, c’est de l’argent public, géré par un mécanisme d’économie privée, sans que les porteurs de ce genre d’activités n’aient le moindre compte à rendre. Ce sont les gens qui crient haro sur le libéralisme et le capitalisme qui ont mis en place des structures opaques et nébuleuses. Et ce sont les mêmes qui créent des sociétés privées dans le but de payer moins d’impôts ou de les élucider. Quelle incohérence chez certains parlementaires socialistes d’agir de la sorte» (5).
Il aurait pu ajouter – ce qu’il s’est bien gardé de faire – qu’à la tête de Publifin/Nethys il y avait trois hommes, André Gilles (PS), Dominique Drion (CDH) mais aussi Georges Pire (MR). Tous trois cumulant les mandats publics et privés dans plusieurs conseils d’administration du groupe Publifin/Nethys et percevant, pour l’ensemble de leurs mandats respectifs, des dizaines de milliers d’euros bruts, chaque année: 365.600 pour André Gilles, 150.900 pour Dominique Drion et 309.000 pour Georges Pire (6).
Le pouvoir, les comportements oligarchiques, la loi du silence, l’argent….
Le séisme provoqué par la nébuleuse Publifin/Nethys n’est pas circonscrit à la province de Liège. Pas une semaine ne passe sans que l’on apprenne que des élus, ayant des fonctions à différents niveaux des institutions, accumulent même parfois des dizaines de mandats dans des organismes publics ou privés et usent de leur pouvoir politique pour s‘en mettre plein les poches. Certes, tout cela dans la légalité: les élus belges, comme dans la plupart des pays, ont le droit d’exercer de front une autre profession ou d’être rétribués comme membres de conseils d’administration d’entreprises privées. Mais cela peut mener à de graves soupçons de conflits d’intérêts. Et surtout provoquer une vague d’indignation, alors que la moitié des salarié.e.s belges gagnent moins que le salaire médian (1.950 euros nets).
L’affaire fit grand bruit, également en Flandres, en février: Siegfried Bracke, le Président de la Chambre, l’homme politique le mieux payé du pays (16.900 euros nets par mois), exerçait en même temps un mandat non déclaré et bien rémunéré dans l’entreprise privée Telenet. Depuis, il a dû démissionner de ce mandat.
L’indignation est encore plus grande dans une partie de la population, sensible aux «valeurs socialistes», quand des élus du monde socialiste s’adonnent, sans état d’âme, aux mêmes pratiques et, qui plus est (cela se passe aussi dans les autres partis), osent tenir des discours lénifiants sur «l’éthique en politique». Il en va ainsi quand ces citoyen.ne.s apprennent que Stéphane Moreau, CEO de Nethys, touche un salaire brut par an (salaire fixe et partie variable), estimé à 960.000 euros ; quand la presse révèle que quatre des cinq membres de la commission de vigilance de la fédération liégeoise du PS étaient financièrement liés au groupe Publifin. Depuis, ils ont été pressés de démissionner… des démissions en cascade ici ou là. C’est qu’il faut se redonner une belle apparence pour les prochaines élections!
Chaque parti et instances politiques y vont subitement de leurs propositions pour la suppression ou du moins la limitation du cumul des mandats, pour la transparence et la publication des rémunérations, des patrimoines, de la liste complète des mandats publics et privés, etc.
La politique: une carrière ou un engagement?
«Je ne suis pas sûr que certaines pistes lancées aujourd’hui soient les plus indiquées», signale Louis Michel. «Limiter le parlementaire à un mandat rémunéré 4.800 euros nets par mois? Vous obtiendrez un Parlement coupé de la réalité, peuplé de fonctionnaires et d’enseignants, mais déserté par le monde de l’entreprise et les avocats» (7). Quel mépris pour les fonctionnaires, les enseignants… ! En fait, pour ce parlementaire, il faut laisser le job aux professionnels de la politique, «ceux qui ont le talent, l’intelligence et la formation pour accomplir un job où ils pourront tout simplement gagner davantage». Regardez moi, voudrait nous dire ce cher Louis, comme tout eurodéputé, je gagne 6.600 euros nets par mois, hors indemnités de toutes sortes et jetons de présence aux réunions… Tout cela, parce que je le vaux bien!
Quoi d’étonnant si la réponse d’une enseignante à ces propos du ténor libéral a fait un carton, avec plus de 25.000 partages en 24 heures. Une carte blanche qui rappelait à tous les élus que «la politique n’est pas un jeu dont le but est de s’en mettre plein les poches et dont les règles sont édictées par ceux-là mêmes qui en profitent». La politique n’est pas une carrière professionnelle: «C’est un engagement à organiser la société au service de la population». Il y en a qui en font une carrière dans les parlements de 15, 20 ans et plus, alors qu’une tournante, avec deux législatures maximum, le non cumul des mandats et une rémunération ne dépassant pas, par exemple, celle d’un travailleur qualifié, comblerait déjà fortement le fossé entre des élus déconnectés de la réalité et la précarité de larges couches de la population.
Que fait-on du secteur public?
L’affaire publifin/Nethys montre de manière saisissante et écœurante comment ceux qui sont chargés d’administrer le bien public le vampirisent au profit de leur intérêt personnel. Comment ils se transforment en capitalistes, profitant de leur pouvoir politique pour siphonner les sociétés qu’ils sont sensés administrer pour le bien des citoyens. Ils jettent ainsi, encore un peu plus, le discrédit sur un secteur public déjà trop souvent perçu comme inefficace, gaspilleur, bureaucratique et déjà tellement malmené, démantelé, ouvert à la concurrence, à la privatisation, depuis plusieurs années. Avec, il faut bien le dire, la caution des instances politiques, non seulement «libérales», «humanistes», mais aussi «socialistes», voire même «écologistes». Alors, va-t-on continuer à le déréguler, le démanteler, le privatiser, au nom de la lutte contre les «pourris»? Ou alors va-t-on lutter pour que le bien public devienne ou redevienne un bien commun, sous le contrôle effectif des communautés locales?
Pour une démocratie active!
Nous avons besoin d’un contrôle démocratique direct! Ainsi pourrait-il en être de conseils d’administration élus où siègent des conseillers communaux, des représentant.e.s d’organisations de consommateurs, des syndicats, des organisations sociales et de citoyen.ne.s directement élus. Il nous appartient, mouvements de gauche – politique, syndical, social, démocratique… – de débattre et d’avancer, ensemble, une série de propositions, de revendications concrètes pour imposer, à la base, un contrôle actif et effectif sur la gestion du bien public.
Des expériences de démocratie participative, comme celle de l’instauration, il y a plusieurs années, d’un budget participatif au niveau communal à Porto Alegre au Brésil – et bien d’autres – devraient stimuler notre réflexion commune.
Notes:
Le conseil provincial – avec la majorité actuelle PS-MR – (61,1%) ; 76 communes – quasiment toutes dans la province de Liège – (38,4%) et la Région wallonne (0,4%).
L’Echo, 21/01/2017.
Ibid.
Ibid.
Le Vif, 03/02/2017.
Le Soir, 02/02/2017.
Le Vif, 03/02/2017.
Qu’est-ce qu’une intercommunale?
C’est une association de plusieurs communes, au moins deux, qui doit servir à gérer une matière d’intérêt communal. Ainsi retrouve-t-on des intercommunales dans la gestion du gaz, de l’électricité, de la distribution de l’eau, dans la gestion des déchets, dans le secteur des soins de santé, etc. Des services qui, lorsqu’on les regroupe, permettent aux communes de réaliser des économies d’échelle parfois très importantes.
Selon les chiffres du Crisp (2015), il y a en Belgique quelque 323 intercommunales (au moins 106 en Wallonie), affichant un chiffre d’affaires dépassant les 10 milliards d’euros et occupant plus de 38.000 emplois. Les intercommunales sont (devraient être!) par définition des structures entièrement publiques, dont le capital est détenu par les communes, les provinces ou encore, pour les intercommunales interrégionales, sous la tutelle d’un gouvernement régional.
Leurs activités de service public doivent (devraient!) contribuer au bien-être de la population et les bénéfices ristournés aux actionnaires que sont les différentes instances politiques doivent (devraient !) contribuer à une amélioration continue des services rendus à la population. Aujourd’hui, ce n’est qu’une minorité d’intercommunales qui fonctionne avec des structures entièrement publiques. La majorité a un statut hybride, avec une multitude de filiales, de sociétés anonymes échappant à tout contrôle. Publifin en est un bel exemple.
Article à paraître dans La Gauche #81, mars-avril 2017.