Notre camarade André Henry a écrit ses mémoires, qui retracent une des plus belles pages de l’histoire du mouvement ouvrier après-guerre: L’épopée des verriers du Pays noir. Nous avons demandé à une série de personnes de différents milieux de la gauche de commenter cet ouvrage. Nous publions ci-dessous la contribution de Mateo Alaluf. Les textes déjà publiés sont consultables ici. —LCR web
Les moments de la vie militante d’André Henry sont autant de repères qui nous aident à comprendre notre présent. Pour éviter que l’information du moment se substitue et chasse toutes celles qui les ont précédées nous avons plus que jamais besoin d’une mémoire. La sienne, celle d’un ouvrier syndicaliste trotskyste, est d’autant plus précieuse qu’elle est constamment minimisée dans l’historiographie institutionnelle sous l’effet des récits produits par les appareils syndicaux ou les partis socialistes et communistes.
La biographie d’André Henry nous rattache d’une part aux luttes des verriers de Charleroi qui trouvent leur origine dans les Chevaliers du Travail, sorte de Franc Maçonnerie prolétarienne importée des Etats-Unis et aux premiers syndicats de verriers et de mineurs regroupant une « aristocratie ouvrière » qui s’étaient organisés en dehors du syndicalisme socialiste. Sa mémoire s’inscrit d’autre part dans le prolongement de celle des militants trotskystes de l’entre-deux-guerres visant à sauvegarder l’héritage de la révolution Russe de 1917, malgré et contre Staline et le stalinisme. Depuis Léon Lesoil, fondateur du Parti communiste à Charleroi, exclu ensuite de ce parti avec l’opposition de gauche en 1928, le trotskysme, bien que très minoritaire, a laissé son empreinte dans les luttes ouvrières et en particulier dans celles de l’industrie verrière de la région de Charleroi.
«On fabrique, on vend, on se paie »
Ce n’est pas à l’école qu’il quittât comme les autres enfants d’ouvriers à 14 ans, mais à La Discipline qu’André Henry fit son éducation. Son père d’abord, lui-même ensuite, auront fait leur carrière d’ouvrier et de syndicalistes à l’usine verrière appelée « La Discipline » parce que située rue de la discipline à Gilly. Le militant qui luttait précisément contre la discipline d’entreprise pouvait-il se soumettre passivement à celle de l’appareil syndical ? La lutte contre le despotisme d’entreprise est en même temps, dans la conception que se fait André Henry du militantisme, une lutte pour la démocratie syndicale. S’il ne se trompe pas d’adversaire et ne tombe jamais dans l’anti-syndicalisme il ne peut tolérer pour autant dans le syndicat des pratiques autoritaires qu’il combat dans l’entreprise. André Henry sait aussi que se sont précisément les plus faibles qui ont besoin d’organisation collective et que les syndicats sont nécessaires, voire indispensables, pour l’action collective.
Le récit que fait André Henry, de la mise en place d’une délégation syndicale combative aux usines Glaverbel de Charleroi en 1970 dont il sera le président et des conflits sociaux qui culmineront avec la grève de 1974, se déroule dans une période charnière de transformation du capitalisme. L’ancien capitalisme industriel cède en effet le pas à un capitalisme financier qui, sous couvert de restructurations, brade l’appareil industriel et se heurte à une résistance ouvrière d’une grande créativité. Le mot d’ordre emblématique des ouvriers de l’usine Lip de Besançon, que ceux de Glaverbel mettront en pratique à leur tour, « on fabrique, on vend, on se paie », caractérise bien cette époque. Ils avaient ainsi réussi à Charleroi à empêcher la fermeture d’un siège d’une multinationale et le licenciement de 600 travailleurs alors que, comme le dit André Henry en référence à l’horlogerie Lip : « vendre des feuilles de verre n’est pas aussi évident que des montres ».
Il explique ainsi comment les capacités de revendication et d’action des travailleurs de Glaverbel ne peuvent se comprendre sans le travail long et patient des militants de la gauche syndicale et de leur journal La nouvelle défense. Mais en même temps il sait que la démocratie dans les mouvements sociaux et dans les syndicats est l’arme la plus efficace des salariés. Au fond toute lutte contre l’exploitation et la domination patronale se double d’un combat tout aussi important pour la démocratie au sein du monde du travail.
Ainsi le succès de la grève de 1974-75, est redevable à l’existence d’un comité de grève, émanation de tous les travailleurs de l’entreprise, que ceux-ci soient ou non syndiqués et des assemblées générales des grévistes. L’action directe des travailleurs privilégiée par André Henry, son ouverture au monde extérieur pour éviter l’isolement et l’indépendance totale de la grève vis-à-vis des organisations politiques ont été les conditions de son succès. La structure de fonctionnement démocratique de la grève, comme plus tard celle du reclassement sous contrôle ouvrier des « excédentaires » dans une cellule de formation reclassement, ont permis de relier dans l’action directe, l’action syndicale et l’action politique. Si la grève est en même temps une lutte pour la démocratie syndicale, il ne faut cependant jamais se tromper d’adversaire. Ce n’est pas contre les syndicats, mais contre le patronat que se battent les travailleurs. La méthode d’André Henry peut se résumer par une exigence absolue de démocratie la plus large possible permettant tout à la fois de réaliser l’unité parmi les travailleurs, et de leur donner la force de s’organiser en toute autonomie.
L’opposition des verriers à la fermeture d’un siège de l’entreprise n’a pas eu pour conséquence une accélération d’un processus présenté comme inéluctable de réduction puis de disparition de la production verrière dans la région, mais a permis au contraire de le ralentir, comme l’ont reconnu de nombreux analystes, et le maintien d’une activité verrière, très compromise avant la grève. La création d’une division de vitrage automobile Splintex qui sera quelques 30 ans plus tard le siège d’un autre conflit social d’envergure est d’ailleurs le produit de cette lutte.
A 30 ans de distance
Quelques 30 ans plus tard, dans l’hiver 2005, une nouvelle épreuve de force est engagée à Glaverbel dans la division de vitrage automobile, AGC Automotive (ex-Splintex) de Fleurus. Au terme d’un conflit de 3 mois particulièrement dur, le résultat ne fut pas cette fois au rendez-vous : 249 emplois furent supprimés (au lieu des 284 décidés initialement). La fracture entre les syndicats et entre les grévistes et les non grévistes avait rarement été aussi profonde. Si le retentissement du conflit fut important, les raisons avancées par les travailleurs n’ont guère trouvé d’écho dans les médias dominants.
Au cours des 30 années qui séparent ces deux conflits majeurs, l’entreprise verrière avait changé. Après BSN, et au terme de plusieurs restructurations, Glaverbel est tombé sous le contrôle du groupe japonais Asahi Glass. Cette prise de contrôle de Glaverbel, leader européen dans la technologie verrière de pointe, permit à Asahi glass de devenir le premier groupe verrier du monde.
La direction avait dressé d’emblée la liste des personnes à licencier pour permettre la mise en concurrence du site de Fleurus avec les autres sièges de l’entreprise et réaliser une restructuration impliquant 284 pertes d’emploi. Après avoir rendu toute négociation impossible et en conséquence la grève inévitable, elle avait obtenu du tribunal, sur requête unilatérale une astreinte de 5000 € (qui s’élèvera par la suite à 7500€) par travailleur empêché, sans que les grévistes soient même entendus.
Sous ce nouveau régime du capitalisme, la multinationalisation de la production met en compétition les territoires et les travailleurs. Si les salariés ne sont pas assez flexibles ou dociles, il suffit de transférer des quotas de production à un autre siège, de manière que ceux-ci, sous la menace des pertes d’emploi, acceptent les exigences continuellement renouvelées des employeurs. Cette mise en compétition sauvage des centres de production par la direction du groupe ne se contentait plus de rogner les conditions de travail, les salaires et les statuts d’emploi mais s’attaquait de front aux droits syndicaux avec le concours des tribunaux. Les salariés seraient ainsi définitivement pris en otage par les délocalisations et aucune délégation syndicale ne résisterait au chantage au licenciement s’il n’y avait ces tentatives, même lorsqu’elles sont défaites, qui sont des grains de sable dans le mécanisme de la mise en concurrence des travailleurs par les multinationales.
Le combat mené par André Henry et ses camarades était toujours présent dans la mémoire des travailleurs en grève 30 ans plus tard. Giuseppe Bordenga, président de la délégation FGTB d’AGC Automotive (ex-Splintex) pouvait toujours trouver chez son ainé des conseils avisés et un soutien complet. André Henry qui a relaté ce combat tout au long de son déroulement dans les colonnes de La Gauche, écrivait au terme de 103 jours de grève, que le résultat n’était certes pas une victoire. Pourtant, ajoutait-il, « ce combat mérite l’admiration de toute la classe ouvrière de Belgique et de toute l’Europe ».
Le combat syndical mené par André Henry et ses camarades reste exemplaire d’abord par sa méthode caractérisée par une exigence démocratique absolue dans la conduite du mouvement et par sa capacité à définir en toute indépendance ses revendications et ses moyens d’action. A 30 ans de distance, cette méthode est restée tout aussi créative et préfigure toujours à présent des combats d’avenir. Ce syndicalisme qui combine les exigences quotidiennes avec l’émancipation intégrale des travailleurs exprime bien le sens politique des rapports de travail.
—Mateo Alaluf