La dissolution du parlement thaïlandais ne met pas un terme à la crise qui secoue le royaume, car l’opposition ne veut pas de nouvelles élections : elle cherche à imposer un régime autoritaire où les « parvenus » (le clan des Shinawatra) et les pauvres seront remis à leur place.
Depuis plus d’un mois, l’opposition fait le siège du gouvernement, mobilisant massivement dans la capitale. La Première Ministre, Yingluck Shinawatra, a annoncé la dissolution du parlement et la tenue de nouvelles élections – le 2 février prochain – afin de « laisser le peuple décider ».
Problème : l’opposition ne veut pas laisser le peuple décider tant elle craint de perdre les élections. Le scénario s’est produit depuis 2006 de façon répétée quand le parti de Thaksin Shinawatra (frère aîné de l’actuelle Première Ministre et lui-même ancien Premier Ministre) a été renversé par des coups d’Etat plus ou moins avoués, mais a regagné haut la main les élections qui ont suivi [1].
Rien n’indique que le fort mal nommé Parti démocrate, à la tête de l’opposition parlementaire, ait depuis élargi sa base électorale, limitée pour l’essentiel à Bangkok et au sud. De plus, un vent très réactionnaire souffle sur les classes moyennes et les élites de la capitale qui remettent en cause le principe même du suffrage universel. Les « masses populaires », « ignares », ne sauraient à leurs yeux voter avec raison, elles ne doivent donc pas pouvoir influencer la vie politique du royaume. Ainsi, Suthep Thaugsuban [2], l’actuel chef de file des manifestations anti-Thaksin, exige la création, en lieu et place du gouvernement, d’un (encore une fois mal nommé) « conseil du peuple » non élu, désigné par le monarque Bhumibol Adulyadej (Rama IX).
Le projet institutionnel de l’opposition [3] réunissant le Parti démocrate et des ultra-royalistes reste des plus floue, cependant sa rhétorique est clairement réactionnaire. Elle évoque pour le journaliste Lennox Samuels celle du Tea Party aux Etats-Unis – la droite radicale du Parti républicain [4]. En prônant le rejet des élections au profit de l’épreuve de force, les opposants adoptent souvent un langage quasi révolutionnaire – mais c’est bien une révolution conservatrice qu’ils appellent de leurs vœux.
Les élites traditionnelles se gaussent du manque d’éducation du petit peuple ; on peut leur rétorquer qu’elles manquent elles-mêmes de toute éducation démocratique. Depuis la fin en 1932 de la monarchie absolue, le royaume a connu 18 coups d’Etats, 23 gouvernements militaires et 9 autres gouvernements dominés par les militaires. L’adoption en 1992 d’une Constitution relativement progressiste (pour le royaume) indiquait que la volonté de changement était importante dans le pays. La violente répression des « Chemises rouges » en 2010 (93 morts chez les manifestants favorables à Thaksin) sanctionnait le retour en politique de l’armée et la volonté de revanche de l’oligarchie [5]
La nomination par le roi de l’homme d’affaires Thaksin Shinawatra au poste de Premier Ministre en 2001, puis son succès électoral en 2005 ont ouvert une profonde crise institutionnelle. Cet ancien lieutenant-colonel de police s’est enrichi grâce à son entregent (il n’est pas le seul !) ; il a mené une répression brutale dans le sud où règne un irrédentisme musulman (la population thaïlandaise étant en majorité bouddhiste) et a engagé une guerre sanglante contre les trafiquants de drogue sans s’embarrasser de procédure judiciaire. Mais – ce qui a mis les élites traditionnelles en fureur – il a ouvert un espace pour l’entrée en politique de nouveaux entrepreneurs et commerçants nés du développement économique des provinces. Crime suprême, il a développé des plans d’aide sociale au profit du petit peuple des villes et des campagnes dans les régions déshéritées du nord et du nord-est, ce qui lui a assuré une large base électorale. Bien qu’étant royaliste, Thaksin a ce faisant empiété sur les prérogatives du monarque censé être la seule figure tutélaire « protectrice des pauvres ». Renversé par un coup d’Etat et condamné pour corruption par une cour de justice aux ordres, Thaksin vit depuis 2006 en exile à Londres ou Dubaï – mais son parti continue d’emporter les élections.
Les élites bangkokiennes se ferment aux « nouveaux riches » (Thaksin n’est à leurs yeux qu’un parvenu) et se replient sur les traditions les plus autoritaires et hiérarchiques du royaume. Le « crime » de lèse-majesté est utilisé pour faire taire les critiques alors qu’à 86 ans, malade, Bhumibol Adulyadej, reclus dans son palais, reste silencieux face à la crise. Sa succession s’annonce bien aléatoire tant il sera difficile de présenter son fils, le prince consort Maha Vajiralongkorn, comme un demi-dieu exigeant du peuple respect absolu. Il est arrivé déjà dans le passé que la famille royale se révèle incapable d’assurer la stabilité du régime et son autorité décline aujourd’hui à nouveau.
L’institution judiciaire est entrée de pleins pieds dans l’arène politique. La Cour constitutionnelle a récemment refusé au Parlement le droit de débattre d’une proposition de loi visant à ce que tous les membres du Sénat soient élus (actuellement, 74 d’entre eux sur 150 sont choisis par une commission). A l’en croire, toute réforme (démocratique) de l’actuelle Constitution serait inconstitutionnelle… alors que ladite Constitution est issue d’un coup d’Etat militaire, acte inconstitutionnel s’il en est.
Depuis 2006, la politisation de la Cour a atteint des sommets : elle a dissous des partis parlementaires, puis, en 2008, a réalisé un coup d’Etat judiciaire contre le gouvernement élu. Elle ne peut plus prétendre être une autorité régulatrice, disant le droit au dessus de la mêlée [6].
Les élites traditionnelles sont bien incapables de rétablir l’ordre ancien, mais font tout pour bloquer la naissance d’un ordre nouveau, même bourgeois, même royaliste.
Pour justifier leur refus des élections, les opposants accusent Thaksin d’achats massifs de votes, sans vouloir reconnaître que ses succès reflètent avant tout de profondes évolutions à l’œuvre dans le pays et l’impact populaire de ses politiques de protection sociale.
Il y a évidemment un gouffre entre le richissime clan des Shinawatra et les prolétaires ou paysans pauvres qui composent pour l’essentiel les « chemises rouges » venues de leurs provinces défendre Thaksin à Bangkok – et qui ont au fil des ans payé cet engagement de nombreux morts. Mais depuis la quasi-désintégration du Parti communiste dans les années 80, il n’y a plus dans le royaume de mouvement politique de gauche à même de les représenter. Thaksin est le seul politicien bourgeois à avoir introduit des mesures sociales effectives en leur faveur. L’opposition veut leur retirer jusqu’au droit de vote. Même si les Shinawatra ont plus d’une fois trahi les intérêts de leur base populaire, cette dernière n’est pas indifférente à l’issue des conflits en cours au sein des classes possédantes.
Que va-t-il se passer ? Cela dépend essentiellement de l’armée [7]. Elle a hier écrasé dans le sang les Chemises rouges et renversé Thaksin. Cependant, elle a aussi récemment conclu un accord avec le clan Shinawatra. Le projet avorté de loi d’amnistie qui a mis le feu au poudre devait permettre à Thaksin de revenir en Thaïlande tout en garantissant que les officiers coupables de massacres ne seraient pas poursuivis (tant pis pour le droit à la justice des victimes chemises rouges).
Depuis 2011, le haut commandement de l’armée semble avoir compris qu’il ne pouvait plus intervenir en force dans la vie politique sans courir le risque d’un violent rejet démocratique – sauf, peut-être, si l’armée apparaît effectivement comme un dernier recours dans une crise sans issue [8].
La bourgeoisie thaïlandaise déchirée, le Palais royal affaibli, l’institution judiciaire devenue par trop partisane… – reste l’armée en position d’arbitre ultime. Prudente, elle s’est pour l’heure gardée de se ranger du côté des opposants. Le haut commandement se prépare à la mort du roi et à la crise de succession qui s’ouvrira alors. Difficile de prévoir comment il abattra son jeu.
Source : Europe Solidaire Sans Frontières