Dans un ouvrage récemment publié (1) deux universitaires français constatent que dans la crise le néolibéralisme, non seulement ne s’est pas effondré, mais «s’est renforcé en se radicalisant». Pourtant le tableau n’est pas brillant: la fameuse reprise de la zone euro dont on nous rebat les oreilles est limitée. Certes, les perspectives actuelles de croissance sont meilleures que les évolutions enregistrées de 2012 à 2014, mais ce n’est pas le premier rebond depuis la récession de 2009: en 2010 et 2011, la croissance avait été plus rapide [voir graphique]. Même si la reprise actuelle se matérialisait, le chômage de masse perdurerait avec un taux de chômage prévu pour se replier au voisinage de 10%. Par ailleurs, l’économie mondiale n’est pas à l’abri d’aléas: les ingrédients d’une nouvelle crise financière sont réunis. Et dans la zone euro, la Banque centrale européenne ne cesse d’augmenter le calibre de son «bazooka» monétaire (l’expression est de son président, Mario Draghi): elle vient de lancer un programme de rachat d’obligations d’entreprises car son programme antérieur de rachat de titres d’Etat ne donne pas les effets escomptés.
Evolution du PIB de la zone euro (%)
Face à de tels résultats et au recul de l’économie européenne sur la scène mondiale, une interrogation perdure chez certains: pourquoi les institutions européennes et les Etats-membres de l’Union s’obstinent-ils dans ces politiques? Ses dirigeants sont-ils stupides? Dans un ouvrage publié en 2012 (2), le keynésien prix Nobel d’économie Paul Krugman défendait un tel point de vue: il serait facile de sortir de la situation présente «si les personnes occupant des positions de pouvoir comprenaient les réalités». Rien de plus erroné que cette vision, Draghi, Merkel, Hollande, Michel… ne sont pas de sombres crétins «attachés à des doctrines économiques mal inspirées» (selon une autre expression de Krugman): ils mènent une politique qui correspond aux intérêts des classes dominantes européennes.
Chômage et misère sociale ne sont pour eux que des dommages collatéraux
Aucun secteur significatif de la bourgeoisie dans aucun des pays-membres de l’UE ne soutient un retour à des politiques keynésiennes. Il n’y a plus de marge pour les politiques sociale-démocrates d’aménagement à la marge du système. Et les résistances sociales ne sont, à ce jour, pas suffisantes ni pour imposer une logique anticapitaliste, ni même pour contraindre les bourgeoisies à faire la part du feu.
Dans l’Etat néolibéral, la force motrice est la fraction internationalisée de la grande bourgeoisie: si, souvent, est mise en exergue sa composante financière, en fait celle-ci est organiquement liée à sa composante industrielle et commerçante. Comme le soulignent également Pierre Dardot et Christian Laval, le néolibéralisme n’est pas un ultralibéralisme qui voudrait réduire l’Etat à sa plus simple expression. Le néolibéralisme met au contraire l’Etat au service de son projet social et économique.
« Il s’agit avant tout d’une politique de redressement des taux de profit et de casse du ‘modèle social’ hérité de l’après deuxième guerre mondiale et des luttes des années 60-70 »
Sur le plan du droit du travail et des relations professionnelles, Schroeder avait engagé le mouvement en Europe continentale avec les Harz, les Espagnols avaient suivis, ensuite est arrivé le «job act» de Renzi ; aujourd’hui, c’est en France la loi El Khomri et en Belgique la loi Peeters. Le paiement de la dette publique est sanctifié et utilisé comme justificatif permanent de l’austérité. L’offensive contre les droits sociaux est noyée dans un discours sur les archaïsmes et le libre-choix des individus. Les médias dominants pilonnent les grévistes. Tout est fait pour opposer les différentes catégories populaires et persuader chacun que son voisin est un privilégié ou un profiteur.
Malgré cela, la base sociale du néolibéralisme est assez restreinte tandis que montent frustrations et mécontentements (souvent récupérés par l’extrême-droite). Non seulement, les travailleurs mais diverses couches de la petite et moyenne bourgeoisie redoutent certains des effets des politiques mises en œuvre. Il est donc essentiel pour les dominants de sortir des choix politiques décisifs de la délibération démocratique. La gestion de la monnaie et du système bancaire est donc confiée à des banques centrales indépendantes et, dans la zone euro, supranationale (la Banque centrale européenne). Dans l’Union européenne, le respect des règles de la concurrence, les politiques d’austérité et les contre-réformes sociales sont surveillés par la Commission, la Cour de Justice et le Conseil européen qui considèrent les résultats des élections nationales comme des clapotis sans grande importance.
Et si d’aventure, il vient aux peuples, frustrés dans leurs votes, l’envie de protester directement, ils se heurtent à des appareils sécuritaires et policiers renforcés.
Notes :
(1) Pierre Dardot, Christian Laval, « Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme détruit la démocratie », éditions La Découverte, Paris 2016.
(2) Paul Krugman « Sortez nous de cette crise… maintenant ! », Flammarion 2012.
Article publié dans La Gauche #78, juillet-août 2016.