Tout historien sérieux sait que toute vision historique est provisoire. Des faits nouveaux apparaissent, l’esprit du siècle pose ses questions d’une autre façon et le développement idéologique impose de nouvelles méthodes de recherche et des vues différentes. Voilà précisément ce que le livre qui vient de paraître sous le titre La Flandre inachevée (Onvoltooid Vlaanderen) ne fait pas. L’auteur s’appelle Frank Seberechts et son co-auteur Bart De Wever. Ces deux-là restent coincés dans la vision traditionnelle du nationalisme flamand, un nationalisme qui ne s’est jamais défait de son fond droitier et catholique. Ils font, selon le journal De Standaard, de « l’historiographie adaptée aux normes N-VA ». L’historien Marc Reynebeau soumet le livre dans ce même journal du 3 mai 2017 à une critique destructrice : « c’est un amas de généralisations risquées, de détails triviaux », « de l’historiographie fastidieuse, démodée et dépassée, parfois simplement de l’histoire-camouflet », « il fourmille d’imprécisions, de flou et de chevauchements ».
Mais regardons de près les intentions idéologiques du livre. Il s’agit littéralement de « rafraîchir » la connaissance historique de « la Flandre » des militants de la N-VA. Cela signifie concrètement que ces militants doivent partager une vision uniforme de l’objet historique nommé Flandre, c’est-à-dire une vision nationaliste qui doit servir à aider Bart De Wever dans son projet politique : une Belgique confédérale dans laquelle la Wallonie « socialiste » est soumise aux besoins d’une Flandre néo-libérale pur-sang. Cette stratégie ne répond pas vraiment aux aspirations du Mouvement populaire flamand (VVB) et du Vlaams Belang qui préfèrent une Flandre indépendante et avec lesquels la N-VA est en concurrence électorale.
Le livre prétend, comme l’indique son titre complet, être une étude qui part de la lutte linguistique pour arriver à la formation de la Flandre en tant que nation. Le terme nation mérite une attention particulière. On peut concevoir la nation comme une unité dans laquelle les gens partagent une identité, une mentalité et une conscience historique identique et cela par-dessus les classes sociales : où donc les antagonismes et conflits sociaux cèdent le pas au nationalisme. Cela est typique des États-nations nés au 19e siècle. C’était également le cas en Belgique, malaisé au début mais vers la fin du siècle le sentiment national Belge prit forme. Mais la résistance Francophone aux droits culturels flamands fit que le flamingantisme culturel se transforma en nationalisme, fortement marqué par des idées d’extrême droite et fascistes. C’est peut-être à partir de ce moment que l’on peut parler de la formation en tant que nation flamande.
Mais quand on prétend, comme le font Seberechts et De Wever, que cette formation est vieille de deux siècles, ils inventent un « fait alternatif ». Un « fait » qui n’a aucune base historique et qui n’existe que dans les rêves nationaux-flamands. La Flandre, conçue comme la région Néerlandophone de la Belgique, et non pas comme le comté Flamand de jadis (Bruges, Gand et Ypres), n’existe au plus tôt que depuis la naissance du Mouvement flamand, donc vers 1840. D’un point de vue institutionnel la Flandre n’existe que depuis la révision de la constitution en 1995 qui octroya des pouvoirs souverains aux régions.
Comme tout nationalisme (avec quelques exceptions dans le monde colonial) le nationalisme flamand situe l’origine de la Flandre irrédentiste dans un passé aussi loin que possible. Ce qui est ou devient aujourd’hui, a son origine dans ce passé et s’est formé naturellement, organiquement. Ce ne sont pas les gens eux-mêmes qui font l’histoire mais des forces qui nous échappent (Dieu, la nature, le caractère ethnique, la race, etc.). On appelle finaliste ou téléologique une telle conception. Les historiens actuels la rejettent dans leur grande majorité. D’autant plus qu’elle est religieuse de nature. L’histoire aurait pu se développer autrement. On oublie vite que la Flandre existe grâce à la naissance de la Belgique en 1830.
Parler d’un peuple flamand séculaire est un autre “fait alternatif”. Les paysans et ouvriers de nos contrées ne se souciaient guère du fait que leurs exploiteurs parlaient flamand ou français. Ils vivaient dans les deux cas dans la misère. De là le succès du « socialisme du bifteck » dans les villes et l’impuissance du flamingantisme culturel des petit-bourgeois parmi les ouvriers. Cela ne changera qu’au moment de l’introduction du suffrage universel (auquel le Mouvement flamand s’est pourtant opposé) et le nationalisme. La naissance du mouvement ouvrier chrétien et l’ancrage des autres institutions sociales catholiques dans le plat pays a aidé à renforcer le développement du nationalisme flamand dans les classes populaires, aidé en cela par l’anticléricalisme libéral des socialistes. Le dépérissement industriel de la Wallonie vers 1960, la modernisation économique de la Flandre suivie par la crise économique à partir de 1970 a poussé vers une « solution » fédérale. Mais tout cela aurait pu suivre un chemin différent sous d’autres conditions. L’évolution historique n’est jamais prescrite. Elle est dirigée par une quantité de facteurs incalculables et non prévus.
J’ai pourtant l’impression qu’on assiste d’une certaine façon à la formation d’une nation flamande. La fédéralisation poussée de la Belgique et les menées des partis flamands poussent dans ce sens. Mais la Flandre n’est toujours pas une nation en tant que telle et j’espère que le nationalisme ne neutralisera pas les antagonismes sociaux. Cette neutralisation est le but ultime de la « Flandre inachevée ».
dessin de Pinocchio par Enrico Mazzanti