Entretien. Après avoir décapité le 13 novembre un jeune berger dans une région pauvre du pays1, Daesh a frappé le 24 novembre à Tunis. Cet attentat a tué douze personnes et en a blessé une vingtaine d’autres. En prenant pour cible des membres d’un corps sécuritaire d’élite, Daesh cherche à répandre la terreur en voulant démontrer sa capacité à frapper à tout moment, qui elle veut et où elle veut. Le pouvoir tunisien utilise cette situation pour empiéter sur les droits démocratiques arrachés en 2011. Nous avons rencontré Fathi Chamkhi, militant de RAID (Attac et CADTM en Tunisie) et député du Front populaire.
Es-tu surpris par cet attentat ?
Non, car cela fait plus de trois ans que des activités terroristes ont lieu. Elles se sont accélérées en 2015 avec les attentats du Bardo et de Sousse. Cette évolution n’avait rien de fatale en raison du poids du tissu syndical et associatif, mais également de l’existence pendant des dizaines d’années d’un système d’éducation et de services sociaux sans comparaison dans la région. Cet « État providence » a été remis en cause par les politiques néolibérales, et la population s’en est trouvée fragilisée. Le tout dans un contexte de crise généralisée de la région arabe.
Néanmoins, si on compare à d’autres pays, la Tunisie est demeurée relativement épargnée par le terrorisme. Vu l’escalade récente des attentats, il devient plus urgent que jamais de changer de cap économique et social avant que le djihadisme ne prenne durablement pied.
Quel est l’objectif de Daesh ?
La Tunisie est une expérience dérangeante pour Daesh : d’une part, c’est le pays d’où est partie la vague révolutionnaire de 2011 ; d’autre part, les maquis terroristes y sont pour l’instant relativement peu implantés.
Son objectif à court terme est, à mon avis, d’établir durablement des maquis dans des zones montagneuses, et à moyen terme d’étendre son influence dans les centres urbains. Le but visé est de prendre le dessus sur le pouvoir en place, comme elle l’a fait en Libye.
Le gouvernement demeure pieds et mains liés par des accords et des politiques de restructuration imposés par les institutions financières internationales et la Commission européenne. Ce pouvoir alimente ainsi la propagande de Daesh expliquant que le pouvoir est inféodé aux « mécréants » de l’Occident.
Les attentats du Bardo et de Sousse visaient le secteur touristique afin d’étouffer économiquement le pouvoir. Cet objectif a été largement atteint.
Ces derniers mois, les forces sécuritaires ont mené des actions de plus en plus efficaces contre les bases djihadistes dans l’intérieur du pays. Avec l’attentat du 24, Daesh veut sans doute desserrer l’étau autour de celles-ci en portant la bataille au cœur même de la capitale.
Quelle est la réaction du pouvoir ?
Dans le budget de 2016, les ressources financières allouées aux ministères de l’Intérieur et de la Défense sont inférieures au service de la dette. Simultanément, les seuls intérêts de la dette sont supérieurs au budget de la Santé publique.
Le pouvoir se concentre sur un travail de renseignements, obtenus parfois sous la torture. Les mesures annoncées comme l’état d’urgence, le couvre-feu dans la région de Tunis, ou la fermeture temporaire de la frontière avec la Libye, ont pour but essentiel de tenter de rassurer la population.
Quant au discours sur la nécessité de l’unité nationale et de la paix sociale, il est destiné à essayer de faire accepter les restructurations et l’austérité. Pour y parvenir, le fait de disposer d’une majorité de 80 % à l’Assemblée ne lui suffira pas. Il lui sera nécessaire de s’affronter au mouvement social, notamment à l’UGTT.
Comment réagit la population ?
Beaucoup de gens ont peur. Ils se sentent délaissés et ont du mal à se nourrir et à se vêtir. L’État est vécu comme défaillant et les partis comme incapables de promouvoir des politiques permettant de stabiliser la situation, et à plus forte raison d’amorcer un redressement.
Tout cela crée d’une part un terreau fertile au recrutement de terroristes, d’autre part un renforcement des nostalgiques de l’époque Ben Ali.
Que va devenir le cycle de luttes ayant démarré depuis un an ?
Ce qui est surprenant,c’est la capacité de la société tunisienne à rebondir. Depuis un an, des luttes sociales impressionnantes ont eu lieu, essentiellement autour de revendications salariales. L’espoir d’un avenir meilleur était revenu.
L’attentat de Sousse en juin dernier avait stoppé net la vague de grèves dans le secteur public. Une série d’avancées ont néanmoins été obtenues, et les grèves ont rebondi trois mois plus tard dans le secteur privé, avec un cycle de grèves générales régionales programmées par l’UGTT entre le 19 novembre et le 1er décembre.
Là encore, cette vague a été bloquée par l’attentat du 24 novembre, intervenu la veille de la grève générale prévue dans la région de Tunis. Mais une fois de plus, je pense que rien ne pourra empêcher les grèves de repartir face à la politique de baisse permanente du pouvoir d’achat des salariéEs.
Propos recueillis par Dominique Lerouge
- 1.Témoignage suite à la décapitation de Mabrouk Soltani : http://www.europe-solidaire.org/spip.php…
Source : NPA