Ceci malgré un indice de croissance économique plus élevé qu’ailleurs, et des louanges régulières adressées par la Commission européenne et les milieux de la finance à la Pologne, « le seul pays de l’UE qui n’a pas connu la crise ». Citant les données de l’Office polonais des statistiques GUS, le quotidien Rzeczpospolita du 31.05.2013 écrit [6]: « Malgré la croissance de l’économie, le nombre de ceux qui vivent dans une misère extrême ne baisse pas. Ils sont 2,1 mln, dont 700 mille enfants. Cette année, la situation peut même empirer. » La situation s’aggrave concernant le chômage, avec « 2,25 mln de personnes enregistrées dans les agences de l’emploi, soit un taux de 14 %. ». Les plus touchés sont les jeunes : « le taux de chômage dans la tranche d’âge 15-25 ans approche les 30 % ». A quoi il faut ajouter 1,5 mln de chômeurs qui sont partis travailler à l’Ouest, notamment en Grande Bretagne, en Allemagne, en France et au Benelux. Chiffre officiel, qui ne tient pas compte de ceux qui travaillent au noir ou restent sans travail et souvent deviennent des SDF. C’est la plus grosse vague d’émigration économique des travailleurs polonais depuis les années trente du XXe siècle, où ils étaient par exemple 1,3 mln à venir en France chercher du travail dans les mines et les aciéries du Nord et de la Lorraine.
Ajoutons à cela que, selon le syndicat « Solidarność », on estime à env. 8 millions le nombre personnes ayant des emplois précaires, que l’on appelle en Pologne « contrats-poubelle », soit presque la moitié de ceux qui ont un travail (15,3 mln en 2012).[7] En 2009, le nombre de ces contrats de travail précaires en Pologne fut le plus élevé de toute l’UE. Ce problème est devenu un véritable fléau social, à tel point que désormais tous les syndicats et plusieurs partis politiques mènent une campagne pour les interdire.
Le même quotidien commente également les chiffres du dernier rapport de l’Unicef, selon lequel « 20% d’enfants en Pologne vivent en dessous des standards communément admis dans les pays développés. La situation des enfants est pire que chez nous seulement dans quatre pays de l’Union : au Portugal, en Roumanie, en Lettonie et en Hongrie. »
…et expulsions
Visiblement, la croissance économique tant exaltée profite surtout aux classes supérieures et moyennes, c’est-à-dire à une minorité qui a largement profité des politiques néo-libérales de privatisations, restructurations et licenciements massifs menées depuis 1989. L’envers du décors, c’est le phénomène croissant de pauvreté, de pauvreté extrême, de précarité, d’exclusion et d’expulsions à la rue des familles les plus pauvres.
Les expulsions ont démarré à grande échelle à partir de l’an 2000, avec le vote d’une loi autorisant les expulsions dites « à la rue » (c’est-à-dire sans relogement) des familles ayant des retards dans le paiement de leur loyer. Détail significatif : cette loi a été votée grâce à l’Alliance de la gauche démocratique (SLD) au pouvoir à l’époque, successeur de l’ancien parti « communiste » auto-dissout en 1990, après son effondrement historique face à « Solidarność ». Cela faisait partie de la conversion de toute la nomenklatura « communiste » aux délices du capitalisme le plus sauvage. Il s’agissait surtout de logements communaux, logements d’entreprise et autres logements sociaux, dénationalisés et privatisés depuis 1989, et où les nouveaux-riches devenus propriétaires ont doublé ou triplé les loyers.
L’Association pour la justice sociale
L’Association pour la justice sociale (KSS) a été fondée en 2003 à l’initiative de Piotr Ikonowicz, député indépendant élu sur les listes du SLD, qui a quitté ce groupe parlementaire précisément sur la question de la défense des locataires expulsés. Depuis, ses activistes ont organisé env. 200 actions de blocage des expulsions, et en ont empêché plusieurs centaines par d’autres moyens. Un guide a été édité « Comment ne pas se laisser expulser de son logement ». La notoriété et le statut d’ex-député de Piotr Ikonowicz a été utilisée efficacement pour faire parler de la misère extrême dans les médias.
L’association KSS a des moyens minuscules, mais un très fort engagement militant des locataires et de leurs soutiens : des médecins qui soignent gratuitement, souvent en cachette ; des avocats, des conseils juridiques et même parfois des policiers qui apportent l’aide juridique nécessaire ; des juges qui furent sensibles à la situation des familles les plus vulnérables ; et même un huissier. Tout ce que l’Association a fait jusqu’à présent montre en même temps à quel point l’Etat, ses diverses institutions et autorités ont abandonné une frange grandissante des citoyens, les laissant à la merci de la voracité et de la sauvagerie des nouveaux-riches devenus propriétaires. [8]
Les mafias du logement
Un des exemples les plus frappants est le phénomène de ce qu’on appelle désormais « les nettoyeurs » d’immeubles dans les grandes villes, particulièrement à Poznan. De nombreuses banques et sociétés immobilières, devenues propriétaires d’immeubles qui étaient jadis propriété publique, spéculent et font tout pour en déloger les habitants. Le quotidien Gazeta Wyborcza du 19 octobre 2013, parlant de la mobilisation des citoyens de Poznan, décrit une des affaires les plus emblématiques [9] : « La banque NeoBank (appelée par les habitants NeoGang…), au travers de sociétés-écrans, a participé à l’opération de « nettoyage » des immeubles d’habitation de Poznan. Ces sociétés rachetaient des immeubles habités avec de l’argent emprunté auprès de NeoBank, et ensuite signaient des contrats avec des « nettoyeurs ». L’expulsion d’une famille y était estimée à 15.000 zlotys (env. 3.500 €). On a employé des méthodes de bandits : coupure du gaz et de l’eau, destruction de canalisations, grenades fumigènes militaires dans les escaliers. »
Les associations de défense des locataires dénoncent l’existence d’une « mafia du logement » et mentionnent d’autres méthodes : perforation des murs, destruction des toitures en plein hiver, dépôt de cadavres d’animaux, infestation des immeubles par des parasites, etc. Les tribunaux commencent à condamner les « nettoyeurs », mais les commanditaires et les propriétaires, eux, restent toujours impunis. Les associations dénoncent la passivité et parfois même la complicité de certaines autorités municipales. De même, restent impunis – malgré de nombreuses manifestations et rassemblements citoyens – les auteurs et les commanditaires de l’assassinat de Jolanta Brzeska, militante de l’Association des locataires de Varsovie, qu’elle avait fondée avec d’autres locataires expulsés comme elle. Son corps carbonisé avait été retrouvé en mars 2011 dans une forêt des environs de Varsovie.
Après avoir rendu visite à Piotr Ikonowicz en prison, la vice-présidente du parlement a également dénoncé ce fléau de « nettoyeurs » d’immeubles, ces « délinquants qui jettent les gens à la rue à l’aide des méthodes criminelles. Pour ces gens, la sortie de prison de Piotr Ikonowicz serait tout simplement dangereuse, car ils voudraient pouvoir tranquillement nettoyer les immeubles de tous les habitants, qui devraient selon eux les quitter afin qu’ils puissent ainsi utiliser à des fins mercantiles les logements laissés vides par des gens pauvres ». [10]
Mobilisation citoyenne
Une mobilisation citoyenne commence : pour la libération d’Ikonowicz, mais aussi pour un moratoire de 5 ans sur les expulsions à la rue. Un projet de loi dite « anti-expulsions » est en cours d’élaboration, et doit être déposé prochainement au parlement. Ikonowicz a annoncé qu’il entamait une grève de la faim. « Parce qu’il a l’espoir – que je partage également, dit Wanda Nowicka – que s’il doit croupir en prison, que cela puisse améliorer d’une façon ou d’autre la situation des personnes expulsées. »
Plusieurs partis, associations, syndicats et personnalités ont déjà demandé sa libération : les diverses associations de défense des locataires, le parti centre-gauche Twój Ruch (Ton mouvement) fondé récemment et ses divers députés, les Verts, les post-« communistes » du SLD, le Parti des Femmes, le syndicat Août 80, l’Initiative des travailleurs IP anarcho-syndicaliste, des groupes de la gauche radicale comme la Fédération anarchiste, Démocratie des travailleurs, etc. « C’est un scandale qu’en Pologne on ne lutte pas contre la misère, mais contre ceux qui luttent contre cette misère », a déclaré Elżbieta Fornalczyk, caissière et dirigeante d’une célèbre grève dans les hypermarchés Tesco, vice-présidente du syndicat Août 80.
Lors d’une conférence de presse, organisée devant la prison ce lundi 4 novembre, Jacek Kwiatkowski, un des députés du parti Twój Ruch (Ton mouvement) a annoncé qu’il se joignait à la grève de la faim entamée par Ikonowicz. Agata Nosal-Ikonowicz, son épouse, a fait de même. Elle ne prend plus que des liquides – eau, café, thé – et a décidé d’aménager dans une tente installée devant la prison où se trouve son mari. Anna Grodzka, une députée de gauche très combative, a déclarée que « l’Etat polonais doit prendre la responsabilité de ce qu’il fait, (parce que) nous avons une loi sur la protection des droits de locataires, mais qui ne les protège pas ».
– Le 4 novembre 2013
Stefan Bekier, ancien activiste de l’opposition de gauche polonaise, est militant alterglobaliste.
[8] Sur la base de l’article de Maciej Wisniowski du 13.10.2010, sur le site de l’Association
Pour ceux qui voudraient contacter ou aider l’Association de justice sociale :
Contact : Kancelaria Sprawiedliwości Społecznej
Rue Jarocinska 23, Varsovie
Tél. + 48 22 610 07 72
Banque : Powszechna Kasa Oszczednosci Bank Polski SA
IBAN : PL 14 1020 1156 0000 7202 0083 2899
Les demandes de libération de Piotr Ikonowicz peuvent être adressées à :
Ambassade de Pologne
1 rue Talleyrand
75007 Paris
Email : paris.amb.info@msz.gov.pl
Tél. 01 43 17 34 05
et
Bronisław Komorowski, président de la République polonaise
Chancellerie de la Présidence
rue Wiejska 1000-902 Varsovie
Email : listy@prezydent.pl
Tél. + 48 22 695 29 00