Il s’agit donc de mesures discriminatoires et liberticides conséquentes, mais l’étiquette islamiste est problématique et la description du régime comme « conservateur » nous semble plus correcte. Premièrement, ces politiques sont plus comparables à celles d’un parti conservateur européen comme le Partido Popular espagnol ou même au projet de société de la N-VA flamande qu’à la théocratie iranienne. Deuxièmement, cet étiquetage est un instrument pour diviser la population autour du clivage religieux-séculier pour masquer le clivage travail-capital. Troisièmement, elle peut légitimer une intervention de l’armée pour restaurer un État séculier et autoritaire contre l’« islamisme ».
Néolibéral? Le « miracle économique » de l’AKP est fondé sur des délocalisations de l’industrie européenne avec des conditions de travail indignes et une croissance spéculative basée sur des dettes publiques et privées: quasiment tous les producteurs d’automobile sont installés dans ce pays où le salaire minimum est de 270 euros par mois. Pourtant le taux de chômage est à 15% et 20% pour les jeunes, la moitié de l’activité économique est au noir (et donc ni impôts ni sécurité sociale), la consommation privée est encouragée par des cartes de crédit, l’État entreprend des gros projets d’infrastructure comme la construction d’un quartier de luxe au centre ville ou un troisième aéroport avec de l’argent public,…
Autoritaire ou fasciste? Depuis le score de 50% en 2011, Erdogan croit pouvoir réaliser tout ce qu’il veut. L’opposition est étiquetée comme « marginale » et est violemment réprimée (violence policière, peines de prison). Cette répression n’est pas nouvelle et est en continuité avec les régimes kémalistes précédents. Sous l’AKP, des milliers de militants kurdes et de gauche, des journalistes,… sont emprisonnés. La répression contre le mouvement démocratique des dernières semaines est une nouvelle démonstration de force autoritaire d’Erdogan. Mais fascisme? Un des slogans les plus populaires du mouvement démocratique est en effet « au coude à coude contre le fascisme ». D’un point de vue théorique, la description du régime comme fasciste ne tient pas debout. L’AKP ne mobilise pas de mouvement de masse contre le mouvement démocratique. Pourtant le slogan est aussi chanté par les camarades de Yeni Yol, souvent après le lancement de grenades lacrymogènes et les charges policières. Il s’agit avant tout d’un slogan mobilisateur qui exprime la colère de la population contre un régime très autoritaire.
Le premier grand soulèvement populaire depuis 1980
Dans les années 1960 et 1970 fleurissait un puissant mouvement ouvrier en Turquie. Pour empêcher la prise de pouvoir par les travailleurs organisés, l’armée entreprit pour la troisième fois un coup d’État sanglant en 1980. Bilan de la répression du mouvement ouvrier: 650.000 arrestations, 171 torturés à mort, 210.000 persécutions politiques, 98.404 condamnés dont 50 exécutés par la peine de mort, 30.000 réfugiés, 15.509 expulsés des universités, 3.854 enseignants licenciés, la dissolution de tous les partis et la fermeture de 23.661 associations,…
Les dernières trois décennies – qui impliquaient aussi la victoire du néolibéralisme et la crise de la résistance sociale dans le reste du monde – les mouvements sociaux ne se sont pas relevés de ce coup d’Etat. La gauche est faible, tant au niveau syndical que politique, et les protestations de masse sont absentes, sauf pour la question kurde.
Je me souviens des cours d’« Anthropologie du néolibéralisme » où l’on suggérait que l’hégémonie culturelle du capitalisme est devenue si importante que l’« homme néolibéral » n’est plus capable de se politiser et de résister par l’action collective. C’était aussi le sentiment des militants turcs les décennies précédentes: il y a des petites manifestations de la gauche radicale au quotidien mais la grande majorité de la population reste passive. Ceci a conduit à des frustrations parmi les militants de gauche et a eu pour conséquence que certains groupuscules tel que le DHKP-C passaient à des actes de violence sectaires, ce qui a encore plus isolé la gauche politique.
Aujourd’hui, il y a l’éclatement de mai-juin 2013. Nous avons déjà parlé des causes et d’une série d’évènements déclencheurs. Pourtant, les manifestations étaient inattendues et sans précédent. Le 31 mai, un million de jeunes se rassemblaient place Taksim. Au total, deux à trois millions de jeunes auraient été actifs dans les protestations.
© photo : Murat Bay